La Pologne a engagé un plan de modernisation de ses forces armées qui prévoit une enveloppe de 40Mds€ sur la période 2013-2022 pour notamment renouveler sa flotte de sous-marins, acquérir hélicoptères et drones et se doter d’une défense aérienne. La part du PIB polonais alloué à la défense est l’une des plus importantes des États membres de l’UE (1,95% du PIB en 2013, soit environ 8Mds€). Le ministre polonais des Affaires étrangères Radoslaw Sikorski déclare en juin 2014: « Un contingent renforcé de militaires américains et européens doit être déployé en Pologne ». La Pologne, un acteur de la défense européenne: cette série issue du dossier stratégique de la lettre de l’IRSEM 3-2014 est publiée sur notre site avec l’aimable autorisation de Barbara Jankowski que nous remercions très chaleureusement. Une traduction en polonais a été réalisée par le Centre de Civilisation Française et d’Etudes Francophones.


Par Samuel B.H. Faure, Doctorant à Sciences Po-CERI, Chercheur associé à l’IRSEM

La politique industrielle européenne a fait l’objet d’une conférence organisée à Cracovie en février 2014 interrogeant le Triangle de Weimar comme cadre institutionnel approprié pour répondre aux enjeux européens de sécurité et de défense.

Le Triangle de Weimar correspond à une arène de coopération informelle instituée en 1991 entre l’Allemagne, la France et la Pologne. Cette conférence dite du « Triangle économique de Weimar » était organisée à l’initiative de la présidence de la République polonaise, avec le soutien des ambassades de France et d’Allemagne en Pologne, du ministère polonais de l’économie ainsi que des organisations patronales allemande (BDI), française (MEDEF) et polonaise (Lewiatan). Elle a rassemblé, au sein de la grande et historique université Jagelon, plusieurs centaines de décideurs politiques, d’industriels et d’experts allemands, français, polonais et de l’Union européenne (UE). Le président de la République polonaise, Bronislaw Komorowski, les ministres allemand et polonais de l’économie, Sigmar Gabriel et Janusz Piechocinski, le ministre français du redressement productif, Arnaud Montebourg et le commissaire européen au budget, Janusz Lewandowski, sont intervenus.

Cette conférence internationale s’est déroulée dans un contexte de reconfiguration de la politique industrielle de défense de la Pologne, d’un rapprochement politique entre la France et la Pologne et d’échéances électorales européennes. Au niveau politique, la Pologne manifeste depuis plusieurs années une volonté de renforcer ses positions stratégiques en Europe et, simultanément, une prise de distance progressive vis-à-vis de l’OTAN – les Etats-Unis demeurant le garant ultime de sa sécurité. Le fait que les enjeux de défense figurent parmi les priorités lors de la présidence polonaise du Conseil de l’UE en 2011 est révélateur de cette évolution. Au niveau industriel, l’objectif affiché par le gouvernement est double : conduire à bien le processus complexe de rationalisation de la base industrielle et technologique de défense (BITD) polonaise pour être en mesure d’intégrer l’industrie polonaise de défense au niveau européen.

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Pour ce faire, un plan de modernisation des équipements de défense particulièrement ambitieux a été annoncé par le gouvernement polonais. Il est de l’ordre de 30 milliards d’euros sur la prochaine décennie, en plus du budget annuel de la défense. Pour rappel, la Pologne consacre 1,95% de son PIB à la défense, ce qui représente plus de 6 milliards d’euros par an. Un quart de cette somme (1,5 milliards d’euros par an) est consacré aux équipements de défense auquel vien-draient s’ajouter près de 3 milliards d’euros, soit au total 4,5 milliards d’euros/an. Cette annonce a de quoi aiguiser les ambitions sur un continent où les budgets de défense se réduisent comme peau de chagrin.

En ce qui concerne les relations entre la France et la Pologne, elles semblent s’être significativement resserrées, par des échanges volontairement réguliers depuis 2012 entre les présidents Hollande et Komoroski, les ministres de la défense Le Drian et Siemoniak et leurs administrations. Entre 2007 et 2012, les liens franco-polonais s’étaient progressivement distendus. En France, les échanges bilatéraux avec la Pologne n’étaient pas considérés comme une priorité stratégique. En Pologne, le président de la République, Lech Kaczynski, et une large partie des élites militaires polonaises y compris, Franciszek Gagor, le chef d’état-major des armées périssent en 2010 dans l’avion présidentiel polonais qui s’abime sur la base aérienne de Smolensk, en Russie. Privé de ses principaux dirigeants politico-militaires, la Pologne n’est pas en mesure de développer des relations stratégiques avec la France. Quant au contexte institutionnel européen, le Conseil européen de décembre 2013 a vu pour la première fois depuis 2008 les enjeux de défense à l’ordre du jour des 28 chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne (UE). L’année 2014 va également être marquée par les élections eu-ropéennes en mai 2014, qui engageront le renouvellement du Parlement européen et de la Commission européenne.

Comment utiliser, en pratique, le Triangle de Weimar comme un outil stratégique et effectif pour établir une politique industrielle européenne, pour « réindustrialiser l’Europe », dans le secteur de l’aéronautique et de la défense ? D’une part, les industriels considèrent unanimement le développement de leurs relations comme une nécessité et un intérêt partagé pour « réindustrialiser l’Europe » à partir du secteur de l’industrie de défense. Il est de plus en plus difficile de supporter des bases industrielles et technologiques de défense nationales alors que la compétitivité est l’enjeu qui structure le plus fortement les stratégies des entreprises. D’autre part, les officiels polonais insistent sur l’importance et l’insuffisance d’une « intégration par le bas». L’élaboration d’une stratégie européenne commune est indispensable.

Thales est déjà présente en Pologne depuis plusieurs années. L’entité polonaise du groupe est d’ailleurs celle qui croit le plus vite. Trois facteurs sont à prendre en compte pour parvenir à renforcer la coopération avec la Pologne, objectif affiché par le groupe : définir un modèle économique sur le long terme parce que le secteur de la défense ne répond pas aux mêmes exigences que les marchés commerciaux, devenir encore plus compétitif parce que les Etats rationali-sent fortement leur budget de défense et miser sur la technologie en valorisant des formations d’excellence dans les écoles supérieures et les universités. En résumé, la relation qu’entretient Thales avec la Pologne n’est pas un « flirt passager » mais bien une « histoire d’amour » selon Patrice Caine, directeur général, opérations et performance de Thales.

Le partage d’une vision commune dans un secteur qui relève de la souveraineté nationale est un objectif ambitieux qu’Airbus Group souhaite relever à long terme avec la Pologne. « Si l’on se marie, on s’unit pour la vie, pas seulement deux jours dans la semaine ! », considère Jean-Pierre Talamoni, directeur d’Airbus Group International. La Pologne n’est pas encore un acteur de référence pour Airbus Group. Mais l’intégrateur européen estime, s’appuyant sur l’exemple de l’Espagne, que la position de la Pologne peut évoluer rapidement. J.P.Talamoni précise que « l’ensemble des acti-vités d’Airbus Group sont sur la table, rien n’est exclu » en vue de coopérations à venir avec les industriels polonais.

Airbus hélicoptères porte également cette idée selon laquelle l’Europe de l’armement a besoin de plus d’intégration. C’est par cette méthode intégrationniste y compris avec le Royaume-Uni qu’Airbus hélicoptères est devenu un leader mondial dans le développement et la production d’hélicoptères civil et militaire. La principale ressource mise en avant par Airbus hélicoptères pour répondre aux exigences des militaires est sa maîtrise de « l’éco-système » qu’il a structuré à travers le temps. Il s’agit d’une condition nécessaire pour élaborer et réussir des coopérations y compris avec les entreprises polonaises. La Pologne est d’ores et déjà partie prenante de la chaine d’approvisionnement du géant européen. Pour Guillaume Faury, le PDG d’Airbus hélicoptères, le Triangle de Weimar est une opportunité unique « dans et pour l’Europe ».

Le groupe français d’armement naval, DCNS partage cet intérêt pour le Triangle de Weimar. En réponse à ceux qui critiquent « ces initiatives en petit comité », Patrick Boissier, le PDG du groupe, estime que « l’Europe de la défense se construira de manière protéiforme » et qu’il faut donc « faire feu de tout bois ». Pour DCNS, les initiatives pour que la consolidation industrielle avance au niveau européen ne sont pas concurrentes mais complémentaires. Considérant que des convergences d’intérêts sont plus évidentes sur mer où les menaces sont partagées entre Européens que sur terre où les différences de vue demeurent nombreuses, DCNS « ne va pas chercher un client en Pologne, mais un parte-naire ».

Cette position est partagée par l’entreprise polonaise, WB Electronics qui souligne une évolution structurelle : la Pologne n’est plus seulement un client, elle devient un partenaire crédible pour la France et l’Allemagne qui sont ses principaux partenaires. Pragmatique, le président du conseil d’administration de l’entreprise polonaise WB Electronics, Piotr Wojciechowski explique que les entreprises polonaises de la défense ne sont pas au même niveau de chiffre d’af-faires que leurs homologues françaises et allemandes. Ambitieux, WB Electronics exprime son intérêt pour dévelop-per des technologies de pointe, et de se servir des fonds européens disponible en la matière, dans le but in fine de pou-voir « être assis à la table des négociations, d’être admis dans la famille ».

La création récente de la holding financière Polska Grupa Zbrojeniowa (Pegaz) à la suite d’une récente consolidation financière regroupant PHO, HSW et les ateliers militaires, est symptomatique des évolutions industrielles structurelles polonaises et des ambitions affichées par les autorités du pays. Le président de Pegaz, Wojciech Dabrowski, insiste sur le dynamisme des PME polonaises et note que la moitié des emplois dans l’industrie de la défense et le secteur de l’aéronautique en Pologne a été créée grâce à des coopérations.

Aux industriels qui considèrent unanimement le besoin et l’intérêt de développer leurs relations, les autorités officielles à l’image de Zbigniew Włosowicz, directeur adjoint du bureau national de la sécurité, estime que « l’intégration par le bas » c’est-à-dire par des projets industriels concrets est nécessaire mais insuffisante. Pour la présidence de la République polonaise, le renforcement des coopérations industrielles au sein du Triangle de Weimar et plus largement de l’UE passe par la definition d’une stratégie européenne commune, celle de 2003 étant considérée comme dépassée. M. Włosowicz ne sous-estime pas la difficulté de la tâche mais la considère comme indispensable : « c’est une condition pour une solidarité plus approfondie (…) on a besoin d’un cadre, d’une politique de sécurité commune ».

La dimension politique de l’industrie de défense, les limites de l’achat sur étagère comme option pour la Pologne, le besoin et l’intérêt d’une autonomie stratégique européenne, l’organisation des consolidations industrielles en Pologne, l’éventuelle entrée de la Pologne au sein d’Airbus Group, les réponses industrielles européennes aux prospects polonais, etc. sont quelques uns des nombreux et complexes dossiers qui se retrouvent actuellement sur les bureaux des décideurs politiques et industriels.

Symptomatique des transformations industrielles européennes à l’oeuvre dans le secteur de la sécurité et de la défense, cette table ronde a permis une discussion constructive lors de laquelle beaucoup de mots d’amour se sont échangés. Il faut maintenant observer quand et d’où en viendront les démonstrations. Peut-être que l’une d’entre elles pourrait être, au-delà de la poursuite des échanges aux niveaux politique et industriel, l’organisation d’une deuxième conférence « Triangle économique de Weimar ». Pourquoi pas à Paris, début 2015 ?

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