Le texte ci-dessous est extrait du site de Damien THIRIET docteur en histoire, agrégé, ancien élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, maître de conférences à l’Université Jagellonne, à Cracovie.
63 jours de combat
Au moment où l’Armée rouge se rapprochait de la capitale, les résistants fidèles au gouvernement de Londres ne se faisaient plus d’illusion. L’installation d’un Comité Provisoire de Libération Nationale pro-communiste à Lublin, le 22 juillet 1944, montrait clairement que Moscou n’entendait pas partager le pouvoir. Pour l’y contraindre, l’état-major de l’ AK décida, après de longs débats, de soulever Varsovie le 1er août 1944 à 17 heures. La situation menaçait d’ailleurs d’échapper à leur contrôle, car nombre de résistants brûlaient d’envie de solder les comptes de cinq ans de terreur nazie.
L’insurrection éclata au moment où les Allemands regroupaient leurs forces à Varsovie et de plus, l’effet de surprise fut atténué par de nombreuses escarmouches prématurées. L’AK alignait environ 45.000 hommes et femmes, rejoints par 2.500 combattants des formations communistes, socialistes et nationalistes. Seuls 10 % de ces soldats étaient armés… Ils enrichirent ensuite sensiblement leur arsenal (quelques chars furent ainsi capturés), mais sans pouvoir lutter à armes égales avec les avions, blindés et artillerie allemandes, dont les énormes mortiers de 420 mm qui avaient fait chuter Sébastopol illustraient la puissance de feu.
Les insurgés s’emparèrent de la majeure partie de la rive gauche de la Vistule, mais en unités isolées par les Allemands qui contrôlaient les sites stratégiques. Leur contre-offensive, entamée le 4 août, donna lieu à une répression d’une grande sauvagerie. Les détachements SS, composés d’anciens prisonniers de l’Armée rouge et de criminels de droit commun fusillèrent environ 40.000 civils à Wola du 5 au 7 août, avant qu’un ordre d’Hitler n’ordonne la déportation des survivants. La Wehrmacht s’était en effet alarmée de ces massacres qui ralentissaient la reconquête et minaient le moral des troupes… Les exactions n’en cessèrent pas pour autant. Les insurgés pris étaient systématiquement fusillés, les bombardiers visaient les hôpitaux…
Les combats atteignirent parfois l’intensité de ceux de Stalingrad, notamment dans la Vieille Ville. Les quartiers tombèrent néanmoins les uns après les autres. Le moral des civils, qui avaient accueilli avec enthousiasme la liberté retrouvée, baissa sensiblement en septembre. L’eau, l’électricité, les vivres manquaient cruellement. Le centre-ville capitula en dernier, le 2 octobre. Les insurgés furent envoyés en camp de prisonniers et la ville, vidée de ses habitants. Les Polonais avaient perdus 21.500 combattants, dont 3.500 de l’ armée Berling et 180.000 civils, les Allemands, 17.000 morts et disparus. Vidée de ses habitants, Varsovie fut systématiquement détruite par les sapeurs allemands. Le 17 janvier 1945, l’Armée rouge conquit une ville réduite à un champ de ruines dans lequel se terraient quelques centaines de civils.
L’échec de l’insurrection était largement lié au calcul cynique de Staline : plus l’élite de la résistance se saignerait au combat, plus il serait facile d’imposer le communisme en Pologne. L’Armée rouge s’arrêta donc aux portes de Varsovie, alors que Radio-Moscou avait appelé le peuple à se soulever fin juillet. Staline refusa même aux anglo-américains le droit d’utiliser ses aéroports lors de leurs missions de parachutages. Alexandra Viatteau a montré que les concessions successives de Staline en septembre (mise à disposition des aéroports, conquête de la rive droite, tentatives de l’Armée Berling pour forcer la Vistule, avec des unités sans expérience du combat de rue, parachutages ponctuels) avaient pour seul but de prolonger les combats.
L’insurrection, enjeu de mémoire
L’insurrection s’inscrivait dans une tradition insurrectionnelle bien établie depuis des décennies, chaque génération d’intellectuels débattait avec passion des pertes et profits des insurrections, pour les glorifier ou les condamner. Les pertes subies à Varsovie étaient si effroyables que les combats de 1944 signèrent à la fois l’apogée et le recul des traditions insurgées ; le souvenir de 1944 incita les Polonais à éviter à tout prix l’affrontement avec les Soviétiques en 1956 ou 1980. Ces leçons politiques témoignent du choc provoqué par un évènement qui n’a pas cessé de faire figure de modèle ou de repoussoir depuis 1944.
Staline avait condamné d’emblée l’insurrection de Varsovie. Cette ligne n’évolua guère, même si elle connut des nuances indéniables. Au débat libre de 1945-1947, succédèrent huit années de black out. Lorsque la propagande officielle daignait évoquer le sujet, elle surestimait le rôle des insurgés communistes, exagérait l’aide de l’Armée rouge et accusait l’AK… de collaboration avec les Allemands. Ainsi, le film La ville insoumise (1950), ne mettait pas en scène des insurgés, mais les « Robinsons » qui se terraient dans Varsovie vidée de sa population, des résistants de l’AL et un improbable radiotélégraphiste soviétique… Le maréchal Rokossovski mentant ouvertement, affirmait ainsi que l’AK avait préféré évacuer le quartier de Czerniaków plutôt que d’y soutenir l’Armée Berling…
Le film Ils aimaient la vie (Kanał) d’ Andrzej Wajda, en mettant en scène les dernières heures d’une compagnie de l’AK, mit clairement fin au non-dit. On y voyait même deux combattants de l’AK observer, impuissants, la rive droite de la Vistule, ce qui pouvait être une allusion à la passivité soviétique. Des centaines de livres furent consacrés à l’insurrection, notamment dans les années soixante-dix. L’insurrection était toujours critiquée, en opposant toutefois le courage des combattants à leurs dirigeants, accusé d’avoir délibérément sacrifié des dizaines de milliers de vies, sans aborder la question de la responsabilité soviétique. Dans les années 80, l’insurrection fit même l’objet de commémorations officielles, à une échelle secondaire (mise en circulation de timbres postes, érection du monument du « Petit insurgé » en 1983, un projet avancé dès 1946…). L’inauguration d’un grand monument, place Krasiński (1989) fut le chant du cygne du régime.
Ces prises de position officielles ne sauraient faire oublier l’âpreté des controverses entourant l’insurrection dès son déclenchement, voire même avant. Le premier numéro de l’hebdomadaire indépendant Tygodnik Powszechny titrait ainsi « pour l’insurrection » en première page et « contre l’insurrection » en seconde. Les termes du débat réactivaient la vieille opposition du romantisme et du positivisme. Les uns insistent sur la mauvaise appréciation stratégique et politique des décideurs, qui eut pour résultat de décimer la fine fleur de la jeunesse polonaise, facilitant d’autant l’implantation du communisme. Les autres leur opposent une lecture morale : l’insurrection permettait de montrer au monde entier que les Polonais avaient tout fait pour défendre leurs droits. La figure du poète Krzysztof Kamil Baczyński, est souvent invoquée dans ces débats, pour symboliser le gâchis humain du soulèvement ou exalter l’esprit de sacrifice de cette génération.
Après 1989, les Polonais érigèrent l’insurrection de Varsovie en lieu de mémoire international. Son évocation correspondait à un ancrage de la Pologne à l’Ouest, ce qui avait été le but de l’AK, et de faire comprendre aux autres nations combien la Pologne avait été un allié sacrifié de la fin du conflit. Les cérémonies du cinquantenaire réunirent ainsi Helmut Kohl et de nombreux chefs d’État. L’ouverture du Musée du soulèvement de Varsovie en 2004 fut un tournant incontestable tant l’engouement du public tant polonais qu’étranger fut important. Ce musée est une petite révolution muséographique, axée sur l’interactivité (les visiteurs ont ainsi le droit de manipuler les collections).
Texte de Damien Thiriet mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Partage dans les Mêmes Conditions 3.0 non transposé.
Pour aller plus loin: www.normalesup.org