Dans son arrêt de chambre, non définitif, rendu ce lundi 16 avril 2012 dans l’affaire Janowiec et autres c. Russie (requêtes nos 55508/07 et 29520/09), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à la majorité, qu’il y a eu :
- Violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains) de la Conventioneuropéenne des droits de l’homme en ce qui concerne 10 des requérants (voir la fin du communiqué de presse), et non-violation de l’article 3 relativement aux cinq autres requérants ; et
- Manquement de la Russie à son obligation de coopérer avec la Cour au sens de l’article 38 (obligation de fournir toutes facilités nécessaires pour examiner l’affaire).
- La Cour estime également qu’elle ne peut examiner au fond le grief tiré de l’article 2 (obligation d’enquêter sur la perte de vies humaines).
L’affaire concerne des griefs selon lesquels l’enquête menée par les autorités russes sur le massacre de Katyń, survenu en 1940, aurait été inadéquate.
La Cour constate qu’elle ne peut pas examiner le grief des requérants mettant en doute l’effectivité de l’enquête sur le massacre de Katyń, dès lors qu’elle n’est pas en mesure d’établir un lien véritable entre le décès des victimes et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie en 1998. Elle considère cependant que la Russie a failli à son obligation de coopérer avec la Cour en refusant de fournir copie de sa décision de clore l’enquête, et que sa réaction face à la plupart des démarches entreprises par les proches des victimes pour découvrir la vérité sur ce qui est arrivé en 1940 s’analyse en un traitement inhumain.
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1. Principaux faits:
Les requérants sont 15 ressortissants polonais proches de 12 victimes du massacre perpétré à Katyń. Ces 12 victimes étaient des officiers de la police et de l’armée, un médecin militaire et un directeur d’école primaire. Après l’invasion de la République de Pologne par l’Armée rouge en septembre 1939, elles furent conduites dans des camps ou des prisons dirigés par les Soviétiques et furent tuées par les services secrets sans avoir été jugées avec plus de 21 000 autres personnes en avril et mai 1940, puis enterrées dans des fosses communes dans la forêt de Katyń (proche de Smolensk) et dans les villages de Pyatikhatki et Mednoye.
Une enquête sur le massacre fut ouverte en 1990. La procédure pénale prit fin en 2004 par une décision de clore l’enquête. Le texte de cette décision étant toujours classé secret, les requérants n’ont accès ni à celui-ci ni à aucune autre information concernant le dossier de l’enquête pénale sur Katyń. Les demandes répétées qu’ils ont faites en vue d’être autorisés à consulter cette décision et d’obtenir sa déclassification ont toujours été rejetées par les tribunaux russes, au motif notamment que les requérants n’avaient aucun droit d’accès aux dossiers dès lors qu’ils ne s’étaient pas vu reconnaître la qualité de victimes. Les demandes des requérants visant à la réhabilitation de leurs proches ont également été écartées par le parquet militaire principal, de même que par les tribunaux.
Le 26 novembre 2010, la Douma russe émit une déclaration au sujet de la « tragédie de Katyń » dans laquelle elle réaffirmait que « l’extermination massive de citoyens polonais sur le territoire soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale » avait été perpétrée sur l’ordre de Staline et qu’il fallait continuer à « vérifier les listes des victimes, rétablir la réputation des personnes mortes à Katyń et ailleurs et mettre au jour les circonstances de cette tragédie (…) ».
2. Griefs, procédure et composition de la Cour:
Invoquant en particulier les articles 2 (droit à la vie) et 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention, les requérants se plaignaient que les autorités russes n’avaient pas mené une enquête effective sur le décès de leurs proches et avaient adopté une attitude dédaigneuse face à toutes les demandes d’information sur ce qui était arrivé aux défunts.
Les requêtes ont été introduites devant la Cour le 19 novembre 2007 et le 24 mai 2009 respectivement. Elles ont été communiquées aux autorités russes en octobre 2008 et en novembre 2009 respectivement.
Le 5 juillet 2011, la Cour a déclaré recevable le grief formulé par les requérants sous l’angle de l’article 2, selon lequel les autorités russes n’ont pas mené une enquête pénale adéquate sur les circonstances ayant conduit au décès de leurs proches. Elle a en même temps joint au fond de la requête la question de sa compétence temporelle, c’est-à-dire la question de savoir si elle peut examiner le caractère approprié d’une enquête sur des événements survenus avant la ratification par la Russie de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans la même décision, la Cour a également déclaré recevable le grief des requérants selon lequel la façon dont les autorités russes ont réagi face à leurs demandes et requêtes s’analyse en un mauvais traitement au sens de l’article 3. Une audience s’est tenue au Palais des droits de l’homme à Strasbourg le 6 octobre 2011.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
- Dean Spielmann (Luxembourg), président,
- Karel Jungwiert (République tchèque),
- Boštjan M. Zupančič (Slovénie),
- Anatoly Kovler (Russie),
- Mark Villiger (Liechtenstein),
- Ganna Yudkivska (Ukraine),
- Angelika Nußberger (Allemagne), juges,
- ainsi que de Stephen Phillips, greffier adjoint de section.
3. Décision de la Cour:
Article 38 (obligation de coopérer avec la Cour)
La Cour prend acte du fait que le gouvernement russe a toujours refusé de produire copie de la décision de 2004 de clore l’enquête sur le massacre de Katyń. Elle souligne à cet égard que l’obligation de soumettre des documents doit être remplie indépendamment de tout constat qui pourra être formulé pendant la procédure ainsi que du dénouement de celle-ci.
Etant donné que la Cour détermine à son entière discrétion quels sont les documents dont elle a besoin pour examiner toute affaire dont elle est saisie, elle n’accepte pas l’argument des autorités russes selon lequel la décision de 2004 de clore l’enquête est sans importance. En outre, l’argument du Gouvernement selon lequel le document en question ne peut être produit – au motif que les lois et règlements nationaux empêcheraient la communication de
documents classés secrets – est contraire à la Convention de Vienne sur le droit des traités, qui dispose que le droit interne ne peut être invoqué pour justifier le manquement d’un Etat à se conformer à un traité.
Enfin, la Cour ne voit aucune considération légitime touchant à la sécurité qui aurait pu justifier le fait de garder secrète cette décision. Elle estime qu’une enquête publique et transparente sur les crimes de l’ancien régime totalitaire n’aurait pas été de nature à porter atteinte aux intérêts liés à la sécurité nationale de la Russie démocratique d’aujourd’hui, surtout si l’on songe que la responsabilité des autorités soviétiques quant au crime ici évoqué a été reconnue au plus haut niveau politique.
La Cour conclut dès lors que la Russie a failli à ses obligations découlant de l’article 38 car elle a manqué à lui fournir copie de la décision de 2004 de clore l’enquête.
Article 2 (enquête sur les décès)
La Cour constate tout d’abord qu’il ne s’agit pas d’une affaire de disparitions mais de décès confirmés. En l’absence de toute preuve attestant que les proches des requérants – détenus à l’époque dans des camps de détention soviétiques – auraient pu d’une manière ou d’une autre échapper à la fusillade de 1940, il y a lieu de présumer qu’ils sont décédés.
La Cour rappelle ensuite que, selon sa jurisprudence constante, les Etats ont l’obligation d’enquêter de manière effective sur tout décès survenu dans des circonstances illégales ou suspectes. Cette obligation est devenue une obligation distincte et indépendante, qui entre en jeu même lorsque le décès est antérieur à l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Etat concerné.
Néanmoins, la Cour ne peut se pencher sur une enquête sans limites temporelles concernant des événements antérieurs à la date à laquelle la Convention a pris effet à l’égard d’un Etat donné. Tout d’abord, elle ne peut examiner que des faits ou omissions postérieurs à cette date. Ensuite, pour que l’Etat soit tenu d’enquêter sur les décès en question, il doit exister un lien véritable entre ceux-ci et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de cet Etat.
La plupart des mesures d’enquête prises par les autorités russes dans cette affaire sont antérieures à la date de la ratification de la Convention par la Russie. Rien n’indique qu’un acte de procédure important soit intervenu après la ratification. Cet élément en soi empêche la Cour d’apprécier l’effectivité de l’enquête prise dans son intégralité et de se forger une opinion relativement à l’observation par la Russie de son obligation d’enquêter découlant de
l’article 2.
Par ailleurs, la Russie a ratifié la Convention 58 ans après le meurtre des proches des requérants. Non seulement ce laps de temps est considérablement plus long que les périodes ayant fait entrer en jeu l’obligation pour l’Etat d’enquêter dans toutes les affaires précédemment tranchées par la Cour, mais de plus il est excessivement long dans l’absolu. Dès lors, il n’est pas possible d’établir un lien véritable entre les décès en question et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Russie.
La Cour recherche ensuite si les circonstances de l’espèce peuvent justifier l’existence d’un lien entre les décès et la ratification, lien qui se fonderait sur la nécessité de garantir la protection effective des garanties et valeurs protégées par la Convention. Elle estime que le massacre des prisonniers polonais par les services secrets soviétiques a constitué un crime de guerre, car l’obligation de traiter humainement les prisonniers de guerre et l’interdiction de les tuer faisaient clairement partie du droit international coutumier, que les autorités soviétiques étaient tenues de respecter. Cependant, même si l’on tient compte de l’imprescriptibilité des crimes de guerre, aucun élément soulevant des questions nouvelles ou plus larges n’a été découvert après la ratification ; dès lors, on ne saurait réactiver l’obligation pour la Russie d’enquêter.
La Cour conclut à l’absence d’éléments susceptibles d’établir un pont entre un passé lointain et la récente période ayant débuté après la ratification, ainsi qu’à l’absence de circonstances particulières qui justifieraient l’existence d’un lien entre les décès en cause et la ratification.
Dès lors, la Cour conclut qu’elle n’est pas à même d’examiner au fond le grief que les requérants tirent de l’article 2.
Article 3 (interdiction des traitements inhumains)
La Cour souligne la différence entre l’article 2 et l’article 3 : le premier impose aux autorités de prendre des mesures spécifiques à même de conduire à l’identification et au châtiment des personnes responsables, tandis qu’en vertu de l’article 3, les autorités doivent réagir avec humanité et compassion face à la situation de proches endeuillés. La Cour constate ensuite que la Convention ne l’empêche pas de se pencher sur le respect par un Etat de ses obligations découlant de l’article 3, pas même dans une affaire où le décès lui-même n’a pas pu être examiné car antérieur à l’entrée en vigueur de la Convention.
Se penchant sur la situation des différents requérants, la Cour considère que les plus proches parents des officiers ou fonctionnaires polonais tués en 1940 peuvent se prétendre victimes d’une violation de l’article 3. Ainsi, l’une de ces personnes est la veuve d’une victime, et neuf autres sont des fils ou filles de victimes qui étaient encore enfants lorsque leurs pères respectifs ont été tués. Quant aux cinq autres requérants, ils n’ont jamais eu de contacts personnels avec leur père ou proche absent, de sorte que l’angoisse qu’ils ont connue ne peut être examinée sous l’angle de l’article 3.
En ce qui concerne les 10 requérants du premier groupe, la Cour estime qu’ils ont subi un double traumatisme : ils ont perdu leurs proches pendant la guerre et, pendant plus de 50 ans, n’ont pu découvrir la vérité sur ces décès parce que les autorités communistes soviétiques et polonaises avaient déformé les faits historiques. Pendant la période postérieure à la ratification, ils n’ont pas eu accès aux dossiers de l’enquête et n’ont pas été impliqués d’une autre manière dans la procédure ni été officiellement informés de l’issue de l’enquête. Qui plus est, on leur a expressément interdit de consulter la décision de 2004 de clore l’enquête au motif qu’ils étaient de nationalité étrangère.
La Cour est frappée par l’évidente réticence des autorités russes à admettre la réalité du massacre de Katyń. L’approche choisie par les juridictions militaires russes, consistant à soutenir, face aux requérants et en dépit des faits historiques établis, que leurs proches se sont en quelque sorte volatilisés dans les camps soviétiques, atteste un franc mépris pour les préoccupations des requérants et une tentative délibérée de jeter la confusion sur les
circonstances ayant conduit au massacre de Katyń.
De surcroît, le parquet russe a constamment rejeté les demandes formées par les requérants visant à la réhabilitation de leurs proches, soutenant qu’il était impossible de déterminer le fondement juridique spécifique de la répression menée contre les prisonniers polonais, eu égard à la disparition des dossiers pertinents. La Cour a du mal à ne pas adhérer à l’argument des requérants selon lequel le déni de la réalité du massacre, renforcé par l’affirmation implicite selon laquelle les prisonniers polonais auraient pu être condamnés à mort de façon justifiée, atteste une attitude dépourvue d’humanité.
Enfin, l’obligation des autorités de s’expliquer sur ce qu’il est advenu des personnes disparues ne saurait se résumer à la simple reconnaissance de leur décès. En vertu de l’article 3, l’Etat doit rendre compte des circonstances du décès de la personne concernée et de l’endroit où elle se trouve enterrée. Or les requérants ont dû assumer la tâche de découvrir comment leurs proches étaient morts, les autorités russes ne leur ayant fourni aucune information officielle quant aux circonstances des décès et n’ayant entrepris aucune démarche sérieuse pour localiser les sites où les proches des requérants étaient enterrés.
En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 3 concernant Mme Wolk, M. Janowiec, Mme Michalska, M. Tomaszewski, M. Wielebnowski, M. Gustaw Erchard, Mme. Irena Erchard, M. Jerzy Karol Malewicz, feu M. Krzysztof Jan Malewicz, et Mme. Mieszczankowska, et à la non-violation de l’article 3 pour ce qui est des cinq autres requérants.
Article 41
La Cour décide que, eu égard aux circonstances exceptionnelles de la cause, le constat de violation de l’article 3 représente une satisfaction équitable suffisante.
Elle dit que la Russie doit verser pour frais et dépens : aux requérants conjointement 5 000 euros (EUR), ainsi que 1 500 EUR à M. Jerzy Karol Malewicz.
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Source: Cour Européenne des Droits de l’Homme