La Pologne s’impose sur la scène européenne comme un nouvel acteur clé. Elle le doit autant à sa situation économique privilégiée, avec une forte croissance (4,3 % en 2011), qu’à une activité diplomatique inédite au sein de l’Union européenne (UE). En visite les 21 et 22 mars à Paris, le ministre des affaires étrangères, Radek Sikorski, explique les vues polonaises sur la crise de l’UE.
Où se situe Varsovie dans le débat entre les partisans de l’austérité et ceux d’une relance pour la croissance ? Notre exemple montre qu’on peut concilier les deux. La Pologne est dans une situation heureuse car elle connaît la plus forte croissance d’Europe – on espère 3 % cette année – tout en diminuant l’endettement, qui représente 52 % du produit intérieur brut.
Personne en Europe ne met en cause l’idée de stimuler la croissance. La question est celle de la méthode. On peut le faire par une approche keynésienne, ou bien en recherchant de nouveaux marchés. C’est aux chefs de gouvernement, aux ministres de l’économie et des finances, ainsi qu’aux présidents des banques centrales dont la BCE, de se prononcer sur le « mix » idéal de ces politiques.
Une discussion ardente a lieu sur les failles de l’espace Schengen. Nicolas Sarkozy menace même de rétablir les frontières intérieures…
Pour la Pologne, la suppression des contrôles à la frontière avec l’Allemagne a été un événement générationnel. On n’admettrait pas de revenir sur cet acquis. Afin de préserver la liberté de circulation, il faut renforcer les contrôles extérieurs. Les Européens sont en droit d’exiger des pays frontaliers – dont la Pologne – qu’ils contrôlent mieux leur espace. Les pays sur lesquels, dans ce domaine, pèsent des coûts disproportionnés doivent être aidés. Pas seulement la Grèce, mais aussi Malte ou l’Italie. On peut communautariser la politique sur ce plan. Il faut aider les douanes nationales pour que les normes de qualité soient à peu près équivalentes partout.
Quant à la France, je ne vais pas me mêler de ses affaires intérieures. Juste une remarque : la majorité des immigrés en Europe occidentale sont arrivés légalement, en provenance d’anciennes colonies.
Comment voyez-vous l’UE dans dix ans ?
L’expression « Etats Unis d’Europe » est inappropriée. Elle suppose un transfert de souveraineté nationale au niveau fédéral, ce dont personne ne veut. L’union politique sera une construction unique, dans laquelle les Etats conserveront des attributs essentiels, comme le droit de sortie et la définition des transferts de souveraineté. La Pologne est une bonne illustration du fait que l’élargissement peut conduire à l’approfondissement. Nous n’avons arrêté que récemment d’être un « nouveau membre », pour devenir un des plus grands partisans de l’intégration, par exemple en matière de défense, où la France joue un rôle leader.
En novembre 2011, vous avez tenu un discours retentissant à Berlin, dans lequel vous disiez craindre davantage une Allemagne inactive que trop puissante…
A l’époque, on redoutait l’éclatement de la zone euro. L’Allemagne détenait la clé pour définir les mécanismes de stabilisation. Sans y voir de lien de causalité, je me réjouis que peu après, la Banque centrale européenne ait reçu l’accord politique pour intervenir de façon significative. J’ai dit des vérités amères aux Allemands. Ils sont le principal actionnaire de l’économie européenne, mais ils ont aussi violé le pacte de stabilité. Ce ne sont pas des victimes innocentes, ils portent une part de responsabilité dans le devenir de la zone euro.
Comment analysez-vous la montée du populisme en Europe ?
La menace populiste est inscrite dans la construction de l’UE, qui consiste à créer des formes de collaboration sans poser la question fondamentale de la souveraineté. Longtemps, les politiciens ont pris des décisions sensées à Bruxelles. Puis, de retour au pays, ils accusaient Bruxelles de tous les maux, pour obtenir des suffrages. Cela a duré tant que les médias étaient segmentés. A présent, le moindre propos tenu dans un village est répercuté sur tout le continent, comme s’en est aperçu Viktor Orban (premier ministre hongrois). Nous devons expliquer à nos électeurs quels sont les problèmes de l’UE, par quels compromis on les surmontera. Sinon, on risque une aggravation de la défiance contre l’idée européenne même.
Pourquoi Varsovie n’a-t-elle pas alimenté les critiques contre le gouvernement hongrois de M. Orban ? Nous sommes amis depuis mille ans avec la Hongrie. Nous avons eu les mêmes rois sur le trône. Nous avons soutenu le soulèvement de Budapest en 1956, puis eux ont soutenu Solidarité. Nous sommes habités par le sentiment profond d’un destin commun, mais aussi par celui d’avoir été jugés par les pays occidentaux, lorsque nous étions candidats à l’UE, selon des normes élevées qu’ils ne s’appliquaient pas à eux-mêmes.
Par ailleurs, je ne me souviens pas de critiques similaires contre le gouvernement hongrois précédent, qui avait admis qu’il mentait à ses citoyens.
Jugez-vous légitime l’élection de Vladimir Poutine en Russie ? Craignez-vous un durcissement diplomatique de Moscou ?
Le premier ministre a montré qu’il avait un très fort soutien dans la population, mais on assiste en même temps à l’éveil de la société civile. J’ai de la sympathie pour ces Russes qui ne veulent pas partir à Londres ou à Paris, mais souhaitent que ce soit pareil chez eux. Ca va donner l’occasion à Vladimir Poutine de tenir ses promesses, notamment celles de son premier mandat, où il parlait de de la modernisation de la Russie, de la lutte contre la corruption et de l’entrepreneuriat.
Les autorités russes ne cachent pas leur détermination à créer leur propre centre d’intégration, autonome de l’Europe, avec l’Union eurasienne. On préférerait voir en la Russie un pays européen et un membre potentiel de l’Occident. Si la Russie remplissait les critères pour entrer dans nos organisations, ca serait bénéfique pour tous, à commencer par la Pologne. C’est pourquoi on se réjouit quand la Russie rejoint l’Organisation mondiale du commerce et se considère comme une partie du monde, et pas comme une alternative.
Vous avez été un des promoteurs de la politique orientale de l’UE. Elle semble en échec, vu le durcissement en Biélorussie et en Ukraine…
En Biélorussie, je ne vois pas de changement majeur depuis dix-sept ans, plutôt – hélas ! – une continuité. Mais le partenariat oriental constitue une offre intéressante. Sous présidence polonaise, on a conclu les négociations pour un accord d’association avec l’Ukraine, on les a ouvertes avec la Moldavie et la Géorgie. Cela offre la possibilité de créer une zone de libre échange avec ces pays, de leur donner un statut équivalent à celui de la Norvège ou de la Suisse.
En outre, quand tous les critères techniques seront remplis, on pourra faciliter la délivrance des visas, voire les lever. Mais notre famille repose sur le volontariat. L’affaiblissement de notre pôle d’attraction, avec la crise de la zone euro, a eu une influence. L’Europe est toujours la plus grande économie du monde, le plus grand espace de liberté, de bien-être et de sécurité. Mais à force de ne parler que de la crise dans les journaux depuis deux ans, on finit par y croire.
La Pologne a de grandes ressources potentielles de gaz de schiste, dont l’exploitation est interdite en France. Faut-il une position commune en Europe ?
Non, pourquoi ? Les techniques de fracturation des roches sont utilisées depuis 50 ans. Bien-sûr, il y a toujours un risque environnemental quand on touche à l’écorce terrestre. Il y a des règles à respecter. Nous nous réjouissons que Total dispose d’une concession en Pologne avec Exxon Mobil et qu’il puisse tirer bénéfice du gaz. Il serait incompréhensible que ce groupe ne puisse faire de même en France. Les dernières études scientifiques que je connais, des Etats-Unis, du Canada ou de Grande-Bretagne, ne confirment pas la propagande sur les dégâts pour l’environnement. Qu’on le veuille ou non, le gaz de schiste sera un phénomène global. Les plus grands acteurs seront la Russie, la Chine, des pays à faible densité de population comme la Libye ou le Kazakhstan. La question est de savoir si l’Europe utilisera cette chance pour baisser les émissions de CO2.
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Source: Le Monde, 26.03.12, Propos recueillis par Piotr Smolar