Klaus-Heinrich Standke est le président du Comité pour la Promotion de la Coopération Franco-germano-polanaise depuis ses débuts. L’APGEF s’est assis avec lui pour l’interviewer au sujet du Triangle de Weimar, passé, présent et futur.
Q : Mr Standke, quel est le rôle du Comité pour la Promotion de la Coopération Franco-germano-polonaise que vous dirigez ?
Le comité pour la Promotion de la Coopération Franco-germano-polonaise (Le Triangle de Weimar) a été créé par les fondateurs du Triangle de Weimar, les ministres des Affaires Etrangères MMrs Genscher (Allemagne), Dumas (France) et Skubiszewski (Pologne). C’est une organisation non-gouvernementale qui ne reçoit aucun fonds public. Le comité a une mission complémentaire aux efforts diplomatiques des gouvernements des trois pays pour promouvoir le Triangle de Weimar au sein de la société civile.
Pour achever ses objectifs, le comité a organisé durant ses 14 années d’existence, plus de 100 conférences sur des sujets variés dans les trois pays qui forment le Triangle de Weimar, engageant 250 personnalités comme conférenciers. Ces événements ont été attendus par plus de 4 000 participants venus d’Allemagne, France et Pologne.
De plus, j’aimerais citer trois projets dont le Comité est particulièrement fier :
- En parallèle du Plan d’Action bilatéral Franco-allemand (Agenda 2020) signé à l’Elysée le 4 Février 2010, et un programme similaire signé entre l’Allemagne et la Pologne le 21 Juin 2011 à Varsovie, le Comité a présenté aux trois Ministres des Affaires Etrangères un programme d’action trilatéral (Agenda 21) pour une coopération spécifique dans le format du Triangle de Weimar, à l’occasion du 20ème anniversaire du traité Germano-polonais sur les pratiques de bon voisinage et d’amicale coopération, en 2011.
- Le Comité a publié le seul livre existant dans les trois langues couvrant tous les aspects du Triangle de Weimar, son passé, son présent et son avenir sous le titre « Das Weimarer Dreieck in Europa. Torun 2009 ». Plus de 50 auteurs Français, Allemands et Polonais ont contribué à cet ouvrage, incluant les trois ministres des Affaires Etrangères fondateurs du Triangle et un avant-propos par les trois ministres en exercice à l’époque.
- Pour aider à faire connaître le Triangle de Weimar, le Comité a lancé le Prix Adam Mickiewicz en 2006, récompensant ceux qui contribuent à faire avancer la coopération franco-germano-polonaise. Les trois premiers lauréats du Prix étaient Messieurs Genscher, Dumas et Skubiszewski à l’occasion du 15ème anniversaire du Triangle de Weimar, le 29 Août 2006. Les plus récents récompensés ont été les Ministres des Affaires Etrangères actuellement en activité, MMrs Ayrault, Steinmeier et Waszczykowski, qui ont symboliquement reçu ce prix pour les 28 ministres des Affaires Etrangères qui ont contribué au Triangle de Weimar depuis sa conception en 1991. Au total, plus de 25 personnalités et/ou institutions allemandes, françaises et polonaises ont reçu ce prix.
Q : Quelles conclusions peut-on tirer des célébrations du 25ème anniversaire du Triangle de Weimar ?
Tout comme les récentes commémorations du 25ème anniversaire du Traité germano-polonais sur les politiques de bon voisinage, le 25ème anniversaire du Triangle de Weimar a offert une incroyable opportunité de célébrer les succès du Triangle et la vision de ce que le Triangle pourrait nous offrir dans le futur.
Si l’on regarde le nombre de rendez-vous pris au sein du Triangle de Weimar, les succès sont indéniables : 8 sommets de gouvernements, 19 réunions des Ministres des Affaires Etrangères depuis 1991. Il y a aussi eu de nombreuses réunions des ministres Européens, des ministres de la Défense et d’autres portfolios, ainsi que des réunions de parlementaires des trois pays ; enfin, des réunions qui ont rassemblé les représentants de différentes organisations non-gouvernementales.
Cependant, un sentiment d’impatience de plus en plus marquée, et même une certaine frustration au sujet du Triangle s’observe parmi les experts et les gens proches du dossier qui aimeraient voir le Triangle de Weimar évoluer vers une coopération plus formelle que ce qui existe pour le moment.
Q : Certains experts ont pointé le fait que les trois pays du Triangle de Weimar se déçoivent régulièrement les uns les autres. Qu’en pensez-vous ?
Avant de répondre à cette question, il est important de rappeler le contexte spécifique à la création du Triangle de Weimar, qui n’est pas un Traité. Il n’y a donc ni secrétariat ni budget et aucune obligation de rencontres régulières. Le Ministre Français des Affaires Etrangères, Roland Dumas, avait même surnommé le Triangle une sorte d’« objet politique non-identifié ».
Il faut situer le Triangle de Weimar dans le contexte des développements bilatéraux et multilatéraux entre pays européens, développements qui sont survenus à la même période. En 1991, une série de traités ont été conclus impliquant les trois pays à différents degrés : notamment, le Traité d’amitié et de solidarité entre la France et la Pologne (9 Avril) et le Traité Germano-polonais de bonne politique de voisinage (17 Juin). Ces deux traités bilatéraux avaient été précédé le 15 Février 1991 par la formation d’une alliance nommée le Groupe de Višegrad (V-4) forgée entre quatre Etats d’Europe Centrale (République Tchèque, Hongrie, Pologne et Slovaquie) dans le but de promouvoir leur intégration européenne ainsi qu’avancer leur coopération militaire, économique et énergétique.
Au contraire des traités que je viens de mentionner, la formation du Triangle de Weimar est seulement définie sous la forme d’une « Déclaration commune par les Ministres des Affaires Etrangères d’Allemagne, France et Pologne pour le futur de l’Europe ». A posteriori, il est intéressant de noter que les Trois Ministres des Affaires Etrangères ont laissé le Traité ouvert à interprétation pour leurs successeurs : est-ce-que le Triangle de Weimar devrait rester un simple Forum de consultation informel entre les gouvernements ? Devrait-il, en plus, autoriser des projets concrets impliquant à la fois le gouvernement et la société civile ? Ce qui le ferait évoluer vers un arrangement similaire aux modalités des traités bilatéraux conclus entre les trois pays, ainsi qu’au Traité de Višegrad.
Dans ce contexte, la Déclaration de Weimar de 1991 a été explicite dans son paragraphe 8 : « Il importe de mettre collectivement en route des projets concrets et utiles qui profiteront directement aux hommes. Cela comprend les domaines de l’environnement, de la technologie, de l’infrastructure, de la communication, de l’énergie et de la culture qui subissent des évolutions importantes pour l’avenir de l’Europe et qui exigent une action à la mesure de l’Europe. »
La France, l’Allemagne et la Pologne ont restreint, dès le début, leur coopération au sein du Triangle à une consultation politique sans engagement sur les principaux problèmes auxquels l’Europe fait face. Mais aucun projet concret n’a jamais été lancé pour remédier à ces questions. L’une des raisons de cet arrangement se trouve dans le fait que le Triangle de Weimar est resté le domaine principal des Ministères Etrangers et Ministères de la Défense des trois pays. Les « sommets de Weimar » – le dernier de sept rencontres organisées depuis 1991 a eu lieu en 2011 – ont permis aux Présidents de France, Pologne et au Chancelier Allemand d’échanger leurs points de vue dans un cadre informel. L’essence de ces rencontres est un forum où les échanges de point de vue sont rois et de consultations sur les problèmes urgents concernant l’Europe. Au contraire de rencontres politiques à un niveau bilatéral, les rencontres trilatérales de Weimar ne sont donc pas orientées vers des actions concrètes.
La suggestion que les membres du Triangle de Weimar se déçoivent les uns les autres n’est finalement pas prouvée. Les trois pays poursuivent d’abord leurs intérêts nationaux. Chaque pays est libre de faire des propositions de projets ou de concepts, portés par le Triangle de Weimar, qui pourraient être présentés à l’Union Européenne. A ce jour, aucune proposition de ce type – soutenue par les trois pays – n’a été présentée.
Q : Quel rôle pensez-vous que le Triangle de Weimar pourrait jouer au sein de l’Europe s’il avait des pouvoirs formels ?
Le Triangle de Weimar n’étant pas un Traité liant les trois pays, il ne peut donc pas avoir de « pouvoirs formels ». Cependant, ce manque de formalité pourrait donner une certaine influence politique à la formule de Weimar. Après tout, les populations combinées d’Allemagne de France et de Pologne avec 184.4 millions d’habitants représentent presque la moitié de la population de l’Union Européenne des 27 (44.5 %), ce qui pourrait encourager le Triangle à devenir un moteur de promotion pour le processus d’intégration européenne.
A la création du Triangle de Weimar, quelques experts ont pointé le fait que les trois pays représentent à la fois les racines latines, slaves et allemandes de la culture Européenne. Selon ce point de vue, le Triangle de Weimar aurait pu devenir un élément central liant les courants dominants culturels et historiques européens. Cependant, les choses ont évolué de façon différente.
L’une des raisons principales de cette évolution vient du fait que la Pologne, en dépit de premières indications, décida de ne pas joindre le groupe de l’Euro dont la France et l’Allemagne sont membres. La Pologne ainsi que quelques-uns de ses voisins et proches alliés qui ne se sont pas joints au groupe de l’Euro, tels que la Hongrie et la République Tchèque, expriment régulièrement leur inquiétude face à ce qu’ils dénoncent comme « une Europe à deux vitesses » où ils se sentent mis de côté.
Cependant, au sein de l’Europe des 27 existent des problèmes majeurs qui pourraient conduire à une « Weimarisation », c’est-à-dire qui pourraient mener à des déclarations et actions communes de l’Allemagne, la France et la Pologne.
- La France – en plus d’être une alliée particulière de l’Allemagne grâce à la signature du Traité de l’Elysée en 1963 – a récemment développé un intérêt commun avec les pays bordant la Méditerranée (le « Club Med » comprenant la Grèce, l’Italie, l’Espagne le Portugal, Chypre et Malte). Les chefs d’Etats et de gouvernement, lors de leur rencontre du 9 Septembre 2016 à Athènes se sont mis d’accord pour développer ensemble une « Nouvelle vision de l’Europe ayant trait aux problèmes majeurs dans les domaines de l’économie, de l’immigration et de la sécurité ». Le « Club Med » est uni autour de concepts économiques anti-austérité, au contraire des pays d’Europe du Nord qui poursuivent des politiques d’austérité.
- Depuis l’entrée de la Pologne en Europe en 2004, l’attitude des trois pays envers le Triangle de Weimar a graduellement changé. La Pologne s’est toujours sentie proche de l’attitude anglaise envers le « Projet Européen ». Cependant, le récent BREXIT appelle à redéfinir le concept de projet européen. La Pologne forge de nouvelles alliances avec les pays d’Europe Centrale et d’Europe de l’Est, dont les membres du Groupe de Višegrad sont ses partenaires les plus proches. Conduits par la Pologne, les pays partenaires du Groupe de Višegrad réfléchissent à une révision des traités Européens qui renforcerait les parlements nationaux ; ils souhaiteraient aussi réexaminer le rôle de la Commission Européenne. La Pologne et les pays du Groupe de Višegrad veulent proposer un débat, dans un futur proche, sur ces questions fondamentales. Mais cette question indispensable n’est pas, pour le moment, à l’agenda du Triangle de Weimar.
- L’Allemagne et la France ont annoncé une proposition jointe pour la création d’une armée Européenne ; les deux pays sont aussi en train de redéfinir leurs stratégies de défense au sein du « Format Normandie », qui comprendrait, en plus des deux pays, l’Ukraine et la Russie. Dans ce contexte, il faut rappeler que l’un des moments marquants du Triangle de Weimar fut le 21 Février 2014 à Kiev, lorsque les Ministres des Affaires Etrangères Steinmeier, Fabius et Sikorski ont joint leurs efforts pour trouver une première solution à la crise entre le gouvernement Ukrainien et l’Opposition Ukrainienne. Ces efforts n’ont, hélas, pas eu l’effet escompté. Cependant, ce même type d’exercice continue grâce à des missions conjointes entre la France et l’Allemagne mais sans leur collègue polonais.
Sur le problème de la discipline budgétaire, l’Allemagne, après le Brexit, se retrouve isolée sur ce sujet au sein de l’Union Européenne. Les partenaires du Triangle de Weimar, pour différentes raisons, ont différentes interprétations de comment l’économie devrait servir au sein de l’Europe.
Pour conclure, même si le Triangle de Weimar était équipé de pouvoirs formels, comme la question le suggère, je ne pense pas que ces 25 dernières années auraient été différentes. L’espoir que le Triangle soit capable d’élaborer des déclarations conjointes entre la France, l’Allemagne et la Pologne sur les problématiques urgentes auxquelles l’Europe fait face (Immigration, chômage – particulièrement dans l’Europe du Sud -, chômage des jeunes, croissance en berne, défense…) et la présentation de solutions conjointes pour l’Union Européenne ne s’est pas encore développée.
Q : Pendant les célébrations du 25ème anniversaire du Triangle de Weimar, les ministres présents ont exprimé leur désir de réactiver le Triangle. Ce n’est pas la première fois que l’on en entend cette formule. Pensez-vous que cela va arriver ?
Depuis aussi longtemps que j’ai observé les sommets et rencontres du Triangle de Weimar, un appel à la revitalisation ou la relance du Triangle a toujours fait partie des discours. La plus récente déclaration des trois Ministres de Affaires Etrangères ne fait pas exception à la règle.
Cependant, comme nous le savons tous, « avec de la volonté, on peut tout faire ». La question de la volonté est donc posée.
Comme les créateurs du Triangle de Weimar l’ont démontré il y a un quart de siècle, l’existence du Triangle de Weimar devrait dépendre de beaucoup plus qu’un arrangement informel entre les ministres et parlementaires des trois pays.
Q : La relation France-Pologne semble plus faible que la relation Allemagne-Pologne. Pour quelle raison, selon vous ?
Si l’on compare le nombre et la substance des traités bilatéraux et des rencontres officielles entre la France et la Pologne d’un côté et l’Allemagne et la Pologne de l’autre, il n’y a pas de grosse différence dans la quantité et/ou la qualité de ces rencontres. Les trois pays ont conclu de façon presque simultanée des traités d’amitié bilatérales en 1991, puis en 2006 et 2008 des traités de partenariat avec des plans d’action concrets.
Les investissements économiques français en Pologne sont considérables et même plus importants que ceux venant de l’Allemagne ; les échanges culturels sont également extrêmement vivants. Cela dit, en l’absence de cadrage institutionnel, les échanges bilatéraux entre la France et la Pologne permettant aux jeunes des deux pays de s’immerger dans la culture de l’autre restent moins intenses qu’entre la Pologne et l’Allemagne. Mêmes conclusions en ce qui concerne la mobilité étudiante. Il existe plus de 200 jumelages de villes entre la France et la Pologne, la plupart ont été conclu après 1989. Il existe près de 90 associations franco-polonaises portées par la société civile.
En conclusion, il est difficile de dire que les relations entre les trois pays et entre les citoyens des trois pays sont faibles ou fortes. Les émotions, liées à une histoire forte entre les trois pays, affleurent facilement. En Pologne, les conséquences de la « Drôle de guerre » de 1939 ne sont pas encore oubliées. D’une certaine façon, le rôle de l’Allemagne en Pologne durant la Seconde Guerre Mondiale n’a pas non plus été oublié. Cette situation fut l’une des raisons qui ont poussé les fondateurs du Triangle de Weimar a créé cette institution particulière de coopération entre l’Allemagne, la Pologne et la France (les trois Ministres de l’époque étaient eux même des survivants de la Seconde Guerre Mondiale).
Q : Des experts ont émis l’hypothèse qu’un manque de constance de la part de la Pologne pourrait en partie expliquer le manque de visibilité du Triangle de Weimar. Qu’en pensez-vous ?
Je ne pense pas que l’on puisse dire ceci du rôle de la Pologne. Dès le départ, le rôle de la Pologne au sein du Triangle de Weimar a été particulier. Depuis la chute du rideau de fer, la Pologne a souhaité devenir un partenaire privilégié à travers une coopération renforcée avec l’Allemagne et la France au sein du Triangle de Weimar, à l’image de la relation particulière qui unit la France à l’Allemagne depuis le Traité de l’Elysée signé en 1963 entre de Gaulle et Adenauer.
On peut aussi évoquer un facteur psychologique : quand le Triangle de Weimar a été créé il y a 25 ans, la Pologne est entrée dans une relation pré-existante entre la France et l’Allemagne. Ce n’est pas facile d’être accepté comme partenaire à part entière dans une relation qui existe depuis déjà 30 ans ! La Pologne a donc dû assumer le rôle de partenaire junior dans cette relation. Cela devrait nous faire d’autant plus apprécier les efforts que la Pologne a fourni pour donner au Triangle une base plus solide et résistante.
Q : Dans votre opinion, après 25 ans d’existence, quelles vont être les prochaines orientations que le Triangle de Weimar va suivre ?
Une chose est sûre : au vu du climat politique actuel en Europe, il serait compliqué, aujourd’hui, de créer un nouveau Triangle de Weimar.
Comme je l’ai déjà dit, le Triangle n’a jamais été créé pour posséder des pouvoirs au sens diplomatique du terme. Il a toujours constitué, de façon modeste, un forum consultatif, qui semble satisfaire les trois partenaires. Les trois Ministres des Affaires Etrangères, lors de leur récente rencontre à Weimar, ont exprimé leur « satisfaction et fierté » de ce que le Triangle de Weimar a permis d’achever durant ses 25 années d’existence. Les ministres semblent vouloir utiliser le mécanisme du Triangle de façon plus prononcée dans le futur.
Quo Vadis du Triangle dans les prochaines années ? La présente crise au sein de l’Europe appelle la définition de nouveaux concepts. La résolution prise lors du récent sommet du Triangle de Weimar, par les Ministres des Affaires Etrangères, offre un moment unique pour les possibles orientations du futur : « Afin de renforcer la cohésion au sein de l’Union européenne, nous, ministres des Affaires étrangères du Triangle de Weimar, proposons d’envisager à l’avenir des rencontres en format élargi, dans le cadre de la présidence polonaise, avec les ministres des Affaires étrangères du groupe de Višegrad et d’autres Etats. »
Comme les ministres du Triangle de Weimar se rencontrent de façon régulière lors de sommets de l’OTAN ou au sein de l’Union Européenne, pour résoudre des problèmes qui les concernent tous, il sera intéressant de voir comment le Triangle va être utilisé dans un futur proche.
Marion Ghibaudo
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