Chaque pays a ces spécialités, ses spécificités, ses métiers. Les œnologues, les sommeliers font la pluie et le beau temps sur l’industrie vinicole française, la Pologne n’a pas de vin, mais la Pologne fabrique la meilleure vodka au monde. Le métier de la vodka, c’est celui de « kiper », goûteur de vodka professionnel.
Chaque usine fabriquant ce précieux breuvage en emploie et chose curieuse, le plus souvent il s’agit de femmes.
Madame Kinga Loboz, chef de service contrôle qualité de l’Usine Silésienne de Fabrication de Vodka de Bielsko Biala ne commande jamais de vodka lorsqu’elle va au restaurant, ce qu’elle s’envoie au bureau lui suffit largement.
Elle fait partie d’une équipe de 15 personnes dont le métier est de goûter la vodka.
Son premier verre de la journée, elle se l ‘envoie à 6 heures du matin, pour bien commencer la journée. Mais ce n’est pas n’importe quel verre, il s’agit là du verre « témoin » qui va conditionner la fabrication de ce noble breuvage pour la journée. Il est immédiatement suivi de celui qui représente la fabrication du jour, si le contenu de ce deuxième verre n’est pas tout à fait conforme au « verre témoin », la production ne peut pas être lancée, si le sens de l’odorat et les papilles gustatives de Kinga ne perçoivent aucune différence entre les deux échantillons, la fabrication peut commencer et Kinga peut continuer les autres dégustations.
Parmi ceux qui sont capables de discerner toutes les caractéristiques des vodkas, il y a Jozef Kapela, le directeur de l’usine de Bielsko et président du Conseil National des Producteurs des Spiritueux. Dès qu’il arrive au « bureau », il se rend sur la chaîne de fabrication, attrape la première bouteille de vodka qui lui passe sous la main, l’ouvre et goûte. C’est lui qui décide en dernier si la production journalière passera.
Ses dons organoleptiques étaient à l’origine d’un scandale qu’il a fait dans le restaurant d’un grand hôtel local. Monsieur Kapela s’y est rendu un soir, accompagné d’un groupe d’acheteurs étrangers et il a commandé, bien entendu, sa propre production locale. Dès qu’il a senti le contenu de son verre, il savait déjà que l’étiquette ne correspondait pas au contenu, il s’agissait en effet d’une copie de contrebande du liquide divin, fabriqué à l’origine à quelques centaines de mètres de l’endroit.
La Commission, dirigée par Monsieur Kapela, a été chargée, durant l’année 2001 d’analyser d’où vient la vodka consommée par les Polonais, il en est résulté qu’une bouteille sur trois, consommée en Pologne, provient des marchés parallèles, même si Monsieur Kapela soutient que ce chiffre est loin d’être vrai, il estime en effet qu’environ la moitié de la vodka bue en Pologne provient de sources illégales. Le problème est grave, puisque la qualité des alcools consommée est importante pour la santé des consommateurs.
La justice polonaise a souvent recours aux professionnels que sont les kipers, notamment après une affaire de meurtre dans un café Internet à Czechowice-Dziedzice, près de Bielsko, où l’alcool de source douteuse était illégalement servi aux clients, les kipers ont aidé les forces de police à trouver l’origine de l’alcool en question, qu’elle n’a pas été la surprise des spécialistes quand ils ont découvert que l’alcool servi était fabriqué à partir du liquide d’allumage des grills de jardin ménagers.
La hausse ininterrompue des taxes sur les spiritueux en Pologne est à l’origine de cette industrie parallèle qui risque de constituer un véritable problème de santé publique en Pologne.
Les kipers polonais sont prêts à jurer que la vodka polonaise est la meilleure au monde, les fabricants polonais ont atteint les sommets dans la matière. Même si des modes du moment introduisent sur le marché local des vodkas parfumées d’importation, de piètre qualité.
La publicité pour des spiritueux est interdite en Pologne, mais les importateurs contournent le problème en envahissant de spots publicitaires les chaînes de télé satellite, en langue polonaise, non concernées par cette interdiction. L’export de la vodka polonaise est donc en crise et le produit perd des parts de marchés de façon continue.
Tout ce qui décide de la qualité du produit fini qu’est la vodka, c’est tout simplement la matière première, soit deux ingrédients de base : eau et eau de vie, communément appelé spirytus (esprit), donc alcool pur. Les spirytus polonais sont les meilleurs au monde, même les fabricants étrangers ont souvent recours si ce n’est au spirytus polonais, au moins aux appareillages de distillation locaux. L’usine de Bielsko, située dans les Beskides, puise son eau dans les sources pures des montagnes polonaises et la déminéralise par la suite, sa qualité est aussi bonne, si ce n’est meilleure, que la qualité de l’eau venant des lacs finlandais, par exemple. La qualité des vodkas parfumées ou aromatisées peut être différente, mais pour ce qui est de la pure, la blanche, quelle que soit l’usine qui la fabrique, elle ne devrait différer en fait que par son degré d’alcoolisation.
Les kipers connaissent les vodkas, souvent ils se retrouvent devant une série de verres anonymes, contenant les meilleures vodkas au monde. Ils reconnaissent tout de suite les leurs, ils les connaissent sur le bout des doigts (ou des papilles plutôt). Pour les alcools étrangers, qu’ils connaissent moins, ils sont capables de déterminer la matière première utilisée pour la fabrication de spirytus (blé ou pomme de terre ?), leur degré d’alcoolisation (à 2° près), s’ils sortent d’une usine ou d’un garage en contrebande….
Dans le groupe des dégustateurs on retrouve souvent des dames faisant partie d’autres services de l’usine, notamment contrôle qualité, mais aussi des services n’ayant aucun rapport avec la fabrication de ce breuvage, mais chez qui on a découvert des dons innés notamment pour ce qui est de goût et de l’odorat. Les femmes prédominent, elles ont, paraît-il, plus de goût que les hommes, leurs papilles sont moins « polluées ». Les dégustateurs passent un « examen » une fois par an, d’abord ils doivent identifier cinq parfums : citron, clou de girofle, amande, vanille et l’odeur du renfermé. Facile jusque là, mais ça se corse après. Chacun se retrouve face aux 36 verres, renfermant des substances : 9 de chaque goût de base (salé, acide, sucré, amer), mais à des concentrations différentes, le but étant de classer les verres par goût et par concentration, deux fautes et le dégustateur cesse de déguster.
Un autre spécialiste, Henryk Tomasik, directeur de l’usine Polmos de Varsovie, connaît bien son produit, lui aussi. Il a fait goûter une fabrication scandinave, fort à la mode ces derniers temps, « une vraie merveille », selon certains, à ses spécialistes, qui lui ont trouvé un arrière goût de formol, beurk…
Chaque vodka a un parfum et un goût spécifique, si les dégustateurs ne reconnaissent aucun arôme, à part celui de l’alcool, ils savent que ce n’est pas un produit polonais, mais d’importation, « pasteurisé », « stérilisé », dépourvu de tout caractère. Les kipers sont responsables du produit fabriqué, ce sont eux qui achètent le spirytus, qui choisissent l’eau, les proportions auxquels les deux produits sont assemblés, pas mélangés, assemblés. Mais là on risque d’entrer dans les secrets de procédures de fabrication des vodkas, propre à chaque institution.
Les dégustateurs de l’usine de Varsovie travaillent dans les conditions qui se rapprochent le plus des circonstances dans lesquels les Polonais boivent leur vodka.
D’abord, ils regardent le liquide, analysent sa transparence à la lumière, après ils testent son parfum et finalement ils en prennent une petite quantité dans la bouche, la font « circuler » sur la langue et, enfin, ils la recrachent (quel gaspillage !). Tout au cours du test, ils mettent les notes sur des feuilles spécialement prévues à cet effet. Selon certains, il ne manque qu’une étape dans cette dégustation, mettre une bouteille devant le kiper et attendre à quel moment il va rouler, soul, sous la table.
Les kipers les goûtent toutes, les vodkas : koszerna, sliwowica, wisniowka et autres zubrowka, ça fait partie du métier, et ce avant la fabrication journalière. Mais il y a aussi le revers de la médaille, il faut goûter la matière première, dont le spirytus, soit l’alcool pur, dilué quand même à 30°, mais aussi l’eau.
Le modèle de vodka, celui qui sera dégusté avant chaque lancement, est arrêté une fois par an – à cette occasion on fait une petite vingtaine de mélanges et celui qui est finalement choisi doit avoir atteint la note minimum de 4,5 sur une échelle de 5.
Une commission des dégustateurs se réunit par ailleurs une fois par mois minimum pour juger la fabrication courante, mais aussi voir ce que propose la concurrence.
La dégustation se fait dans une pièce spéciale, à la température de 20° C et avec l’humidité de l’air n’excédant pas 70 %. Les fleurs n’y sont pas admises, pour ne pas envahir l’odorat des « travailleurs » . Bien entendu, les parfums ne sont pas autorisés non plus, il est interdit de boire du café au préalable, de fumer, le mieux est d’être à jeun, ou au moins une heure après le repas. Interdit également d’avoir la « gueule de bois ». On sert les alcools dans des verres de forme spéciale (ressemblant aux verres à cognac), ils contiennent environ 30 ml d’alcool, mais le dégustateur n’en goûte que 2 ml environ. Il ne peut pas goûter plus de 5 échantillons à la fois, en commençant par la vodka blanche, puis les alcools secs, liqueurs et crèmes à la fin. Le kiper, après une dégustation de ce genre, peut sans problèmes prendre le volant, les quantités d’alcool ingérées étant minimes.
En fait, deux écoles de dégustation de vodka se font concurrence en Pologne :
Celle de Gdansk, se pratiquant notamment à Varsovie, et selon laquelle il ne faut pas avaler le breuvage, mais le recracher, comme pour le vin en France. Bielsko pratique sa propre école, propre à tout le Sud du pays, les kipers avalent l’alcool, puisque le passage du liquide par la gorge et son arrivée à l’estomac sont source de sensations différentes, importantes pour le buveur.
La vodka polonaise n’a plus à faire ses preuves, mais il faut qu’elle résiste à la concurrence, très rude, de produits courants, portés par un mouvement de mode, pas forcément moins chers, bien que de moindre qualité. La fiscalité polonaise a fait beaucoup de mal à l’industrie des spiritueux en Pologne, les prix des alcools se sont envolés ces dernières années. Une descente a été amorcée récemment, avec une baisse de taxes, du coup, le prix de la bouteille a un peu baissé aussi, mais pas au point d’arrêter la fabrication de contrebande, le trafic d’alcool des pays de l’est de la Pologne, voire de la République Tchèque.
En attentant, je m’en vais dévisser le bouchon de la bouteille que j’ai ramenée de mon dernier voyage, tout comme le numéro de Polityka qui m’a inspiré cet article. Ne vous en faites pas, ne soyez pas jaloux, je boirai à votre santé…
Na zdrowie
Source: BESKID / Sabine Raffin – article dans Beskid